La vie en collectivité pour un groupe de jeunes enfants n’est pas de tout repos : entre les jeux, les repas, les siestes, les changes, les demandes et interdits de l’adulte, l’enfant se confronte très tôt aux autres. Et de même que, pour parler d’une situation que nous connaissons tous, les êtres humains dans les transports en commun, la cohabitation n’est pas toujours agréable : des bousculades, des mots fusent, chacun défend sa place. Bien sûr, il ne nous arriverait pas à l’idée de mordre nos compagnons de voyage (quoique) mais alors pourquoi tant de haine chez des êtres apparemment aussi mignons ? Et est-ce vraiment de la haine finalement ?
Enfant mordu, enfant mordeur : le dur apprentissage des relations
Quand nous parlons de morsures pour des enfants, notre réaction première d’adulte est de l’assimiler à de l’agressivité. Or, il ne s’agit pas toujours d’agressivité et quand bien même ce serait de l’agressivité, il est maintenant admis qu’elle est une étape fondamentale du développement du jeune enfant. En d’autres termes, l’agressivité du jeune enfant revêt beaucoup d’aspects positifs pour son développement et sa compréhension du monde.
De Freud à Winicott en passant par Spitz ou Klein, de nombreux pédagogues, pédiatres ou psychanalystes se sont penchés sur cette lourde question de l’agressivité. Pour tenter de résumer leurs idées, disons que l’agressivité fait partie de l’inné chez le jeune enfant. Certaines formes d’agressivité sont une sorte de lutte interne entre le Moi et l’extérieur : c’est ce que nous appelons l’agressivité exogène ou relationnelle. Cette agressivité participe, pour le jeune enfant, à la compréhension du principe de différenciation entre le Moi et le non-Moi, entre ma personne et les autres face à moi. Par ses actes agressifs, l’enfant veut se prouver, tel un scientifique, que l’objet résiste aux tendances destructrices et donc qu’il « existe ». Ainsi, par ses manifestations, l’enfant reconnait peu à peu l’autre. Il jauge les réactions, tente de le prédire et continue jusqu’à être sûr de son fait.
C’est ici que le miracle se produit car quand l’enfant assume et maitrise cette agressivité relationnelle, il va être en mesure de comprendre le principe de réalité et donc de relativiser les choses et d’envisager que les autres ont des envies et des émotions qui leur sont propres. Enfin, progressivement, cette agressivité va se transformer en chagrin et en sentiment coupable et si l’enfant parvient à supporter normalement cette culpabilité, cette agressivité lui donnera accès aux fonctions sociales dont nous sommes tous pourvus.
Donc, oui malheureusement, l’agressivité est une étape fondamentale mais tous les enfants ne mordent pas, me direz-vous.
Je pourrai même ajouter que toutes les morsures ne sont pas des actes agressifs et qu’elles sont pour la plupart une façon de s’exprimer pour un enfant qui n’a pas encore ou très peu l’usage de la parole.
Cependant, le résultat est là : plongés dans un collectif avec une multitude de demandes, d’envies et de problématiques individuelles, les enfants peuvent se mordre ou taper. La plus grosse difficulté pour les professionnels est qu’il n’y a pas UNE raison de mordre, il y en a plusieurs. Et les raisons peuvent même être différentes d’une morsure à l’autre, même s’il s’agit du même enfant. Quand je parle de plusieurs raisons, c’est un doux euphémisme car cela peut être par exemple : une poussée dentaire qui peut engendrer une envie de mastication, une difficulté à contrôler ses pulsions, une simple envie de découverte car à cet âge la bouche est un réel outil de découverte, un besoin grandissant d’attention, un non-dit ou secret familial qui se retranscrit ainsi, une façon de dire « non » ou de dire « toi je t’aime beaucoup », une imitation des jeux avec papa ou maman où il s’amuse à me croquer ou encore une coïncidence car le copain a voulu mettre son doigt dans ma bouche. Il faut une réelle finesse d’observation pour pouvoir déceler le vrai du faux dans ces actes.
Cependant, comme nous l’avons vu la morsure correspond à une phase de développement et/ou à l’expression d’une problématique personnelle. En ce sens, ce n’est qu’une phase qui passera, aidée le plus souvent par l’apparition du langage. Quelques jours ou quelques mois, la durée de ces phases est très variable mais elle passe, ce qui rassure chaque parent et chaque professionnel.
Car pour les professionnels de la petite enfance, leur connaissance et leur expérience leur permettent de savoir que la morsure est quelque peu inévitable dans une structure petite enfance.
Pour les professionnels, la morsure est souvent synonyme de culpabilité malgré notre travail de prévention
La morsure est difficilement analysable, elle est imprévisible et il n’y a pas de solution miracle. Seule l’observation et le cas par cas peuvent permettre de réduire le nombre de morsures : c’est ce qui fait de la morsure, le sujet le plus abordé en structure petite enfance. Beaucoup d’équipes ont cependant des axes de travail pour prévenir la morsure : aménagement de l’espace, observation, penser la place de chaque enfant dans la crèche (par des photos, des régularités), avoir des jeux en double pour favoriser l’imitation et le partage ou encore offrir à chaque enfant chaque jour un temps plus individuel avec l’adulte. De plus, pour chaque morsure, nous verbalisons aux enfants, nous soignons la blessure et nous rappelons l’interdit.
Un exemple est ici utile pour comprendre la subtilité d’un accompagnement que nous pensons de qualité. A table, notamment pour les plus grands, chaque enfant a sa place. Il mange toujours sur la même chaise, à côté des mêmes enfants. Cette volonté pédagogique est un réel acte de prévention : avant chaque repas, quand le rituel commence (lavage de main, prise de bavoirs, etc.), l’enfant sait déjà où il va manger. Ce repère lui permet de rejoindre sa chaise sereinement sans crainte qu’un autre enfant s’assoit à sa place. Il sait que même si cela arrive, l’adulte interviendra et rappellera à l’enfant sa place. Le risque de pleurs, de cris et d’énervements de l’enfant est alors considérablement réduit et avec lui, peu de chance d’en arriver à une morsure.
Pourtant, malgré le travail effectué en amont, nous ne pouvons nier que chaque professionnel ressent de la culpabilité et souvent de la gêne au moment des transmissions. C’est toujours difficile de raconter la situation quand nous sommes conscients de tant toucher le côté émotionnel des parents.
Mordre la vie à pleine dent, une belle promesse pour l’avenir
Cette marque sur la peau de son enfant, la douleur qu’il a dû ressentir, l’imaginaire que nous avons autour de la situation nourri par notre empathie engendre forcément des sentiments forts en chaque parent. L’accumulation et l’incompréhension peuvent venir accentuer ces sentiments. Cependant, notre travail est aussi d’accueillir les sentiments des parents. Enfants mordeurs ou enfants mordus, nous souhaitons vous accompagner pour gérer au mieux la situation et ne pas faire de cette morsure l’acte central de la journée de l’enfant. Car de repas en jeux, de rigolade en découverte, la morsure n’est qu’un événement minime pour votre enfant et notre accompagnement lui permet de croquer la vie à pleine dent tout en les utilisant le moins possible.
Janvier 2020
Anthony Stephanov - Éducateur de Jeunes Enfants et Directeur chez Païdou
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